Vignettes - Nouvelles

“Ce génie des mots, poète et diplomate à ses heures vient de publier son premier livre en langue anglaise, Vignettes, qui est totalement engageant. […] Daniel Soha est un conteur né et ses débuts dans notre langue sont très, très bons. C’est un peintre qui crée des tableaux avec des palettes de mots. […] Le fait que Soha vive tout près et qu’il écrive encore plus près nous enrichit.”

Cathy Austin
Bluffs Monitor

Extrait:
“Tous les amours sont des échecs, sauf celui qu’on est en train de vivre ” 

J’ai bien failli vieillir.
Comme ça, par inattention.
Il s’en est fallu de peu.
C’est Laurette qui m’en a empêché, qui me l’a formellement interdit.
Elle a refusé de voir le naufrage, de même l’envisager. Elle a mis du vent dans ma voile, s’est installée fermement au timon, a redressé mon mât, a fièrement raidi ma proue contre sa croupe. Elle m’a soufflé dans les bronches, oxygéné les ouïes, ranimé, et j’en ai conçu une accoutumance à son bouche à bouche. Petite sirène, elle a pour moi joué la fille de l’air, mis du vin dans son eauation.

J’ai émergé.

Laurette, c’est quarante-cinq kilos d’impératif catégorique, avec quelque part des yeux comme des fjords qui lui mangent savoureusement la figure, et puis qui mangent aussi celles des autres, absorbent parfois entièrement le paysage ou le morcellent en prismes et miroirs lumineux, baignent ses objets les plus anodins de reflets gris-bleus et les rendent précieux comme des aigues-marines – des yeux mange-tout tendrement voraces dans lesquels on n’aspire qu’à disparaître, des yeux tellement beaux qu’on ne peut pas ne pas vouloir s’y fondre et, par un tour de magie, s’approprier cette beauté, fusionner l’intérieur et l’extérieur, l’en deçà et l’au-delà, endosser ce miracle et faire de lui le seul filtre permettant d’avoir une vision cohérente, permanente et acceptable du monde. Car après Laurette, il n’est plus question de regarder l’eau de boudin du quotidien, pourtant sacramentellement bénite, et d’essayer de lui trouver les vertus translucides de l’eau de source.

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Elle arrive, petit bout de chou enluminé de son propre rayonnement, et le jour se fait, le silence s’abat, les âmes fredonnent intérieurement des musiques célestes, un ange passe. Peu de temps après que nous nous sommes connus, cette Aphrodite avait décidé, effort futile, de descendre parmi les hommes, probablement par désœuvrement car les Dieux s’ennuient beaucoup, dit-on, de leur mission éternelle, et pris un emploi de serveuse dans une gargote où l’on mangeait des hamburgers et écoutait du rockabilly. J’y allais tous les jours dès l’ouverture, ne pouvais pas m’en empêcher, et la regardais papillonner d’une table à l’autre, le torse serré dans un joli chemisier noir qui donnait à son visage la luminosité intense d’un matin d’été, les pieds chaussés de sages petites ballerines de Cendrillon d’où sortaient des chevilles d’une chair aristocratique un peu laiteuse qui imploraient le voyeur désespéré que j’étais de les déchausser, les défourailler, les débusquer, en découvrir les roseurs, les déconcerter, les débaucher. Le nez dans ma bière, je regardais le nez des autres consommateurs, dans la bière aussi, et m’amusais à les voir tous affecter le même détachement, puis finir par rassembler tout leur courage et entonner d’une voix blanche qui, comiquement, se voulait assurée : « l’addition, mademoiselle, s’il vous plaît ». Tel était l’effet qu’elle avait sur ses auditoires : l’émerveillement, puis toute la pesanteur d’un non-dit écrasant, le sentiment d’une vaste injustice car ils ne perceraient jamais le mystère d’une telle splendeur, et moi, je savourais avec délices cette injustice dont j’étais inexplicablement le bénéficiaire, car à défaut de percer le mystère, j’étais au moins invité à le pénétrer régulièrement, d’un dard désemparé par sa propre puissance mais diligent et éperdu d’amour.

TPour être tolérable, la beauté doit être morale et vertueuse, c’est-à-dire qu’elle doit se rendre disponible : se vendre ou s’offrir. Bien que Laurette me l’eût offerte, j’avais insisté à l’occasion pour lui verser un modeste écot, une sorte de subvention, ou plutôt de prébende qui correspondait bien au caractère liturgique de notre relation, car sans cela je ne me sentais pas digne de la recevoir, et dire seulement une parole m’aurait maudit. Nous avions ainsi un arrangement unique et respectable par lequel le sexagénaire-ou-presque que j’étais évitait le ridicule en refusant d’entrer en concurrence sur le créneau des maris, des fiancés, petits amis ou autres amants éventuels de cette très jeune fille, sans toutefois se réclamer de l’épithète vulgaire de papa gâteau. Dans mon créneau à moi, je serais le meilleur, et même, avec un peu de chance, le seul, et je pourrais ainsi aspirer à un amour total et exclusif.

Et j’ai reçu et reçois toujours un amour total et exclusif.

Cet amour-là du moins.

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Aussi pitoyable que cela puisse paraître, la seule force que je me reconnaisse, c’est d’avoir osé m’abandonner à mes faiblesses, d’avoir capitulé devant tout ce qui était beau ou agréable, d’avoir eu l’immense force de caractère de me précipiter délibérément sur le plaisir alors que je savais pertinemment, comme tout le monde, que c’était immoral et que ça ne menait à rien. Pour le reste, le travail, la famille, la patrie, j’ai temporisé, j’ai calmé le jeu, j’ai donné le change, j’ai limité les dégâts. Mais j’ai quand même donné la vie et j’en exulte encore.

C’est donc comme ça, avec cohérence et détermination et dans toute l’orgueilleuse, invincible légitimité de mon libre arbitre que j’ai capitulé devant Laurette, son évidente supériorité, sa bouleversante beauté. Et alors, moi qui pensais une fois de plus que ça ne mènerait à rien, j’ai été récompensé de cette honnêteté, de ce courage, de cette lucidité, j’en ai perçu d’un seul coup les honoraires et les intérêts, alors que je ne savais même pas que c’était un investissement et que je ne me connaissais certainement pas l’âme d’un courtier.

Soudainement, vieillir m’a été interdit.

Sous peine de mort.