Une Conversation

“J’étais littéralement hanté par une scène de ma vie : la mort de mon père dans mes bras, sur le quai d’une gare parisienne. J’étais obsédé par le nécessité de coucher cette scène par écrit. Cela m’a pris douze ans. Toutes les deux ou trois semaines, tous les deux ou trois mois, je reprenais mon document Word, je n’étais jamais satisfait, il fallait que j’affine, que je peaufine, que j’enrichisse, et puis un jour j’ai décidé que cette page était parfaite, elle contenait exactement tout ce que j’avais voulu y mettre. C’est à ce moment précis que les vannes se sont ouvertes et que j’ai écrit 300 pages en six mois. Une page en douze ans et 300 pages en six mois, voilà comment tout ça a commencé.”

“Bien que j’aie toujours été habité par l’écriture et qu’elle ait toujours fait partie de mon travail, écrire des romans pour gagner ma vie ne m’est jamais venu à l’esprit. C’était un rêve de riche, et j’étais trop occupé… à vivre. Je n’avais pas le temps de rêver.”

“Je me rappelle qu’un jour j’ai quitté un appartement pour m’installer dans une maison, et je me suis retrouvé devant des boîtes de papiers que je n’avais pas ouvertes depuis 30 ans ou plus, et j’y ai trouvé des pages que j’avais écrites quand j’étais enfant. Je n’avais aucun souvenir d’avoir rédigé ces pages. Bien sûr, elles étaient puériles, bien sûr elles étaient ridicules, bien sûr c’était mauvais, parce qu’il faut invariablement noircir mille pages avant d’éprouver une fierté légitime à la lecture de la première dont on soit susceptible de se réclamer. Alors j’ai écrit beaucoup de trucs nuls, mais l’envie était au rendez-vous, l’envie a toujours été là. D’abord, ça a été entièrement de l’autofiction, que j’appelle volontiers « auto-friction » parce que c’est une sorte de plaisir solitaire. Pour être honnête, il y a une véritable indécence dans le processus. On se met en scène comme le héros d’une histoire. Je n’ai pas besoin de ça! Peut-être que j’en avais besoin quand j’avais 15 ans, mais je n’en ai plus aucune utilité. Je suis un produit fini. Écrire sur soi-même ne dure qu’un temps, et l’on devient vite prétentieux ou complaisant. Pour moi, le vrai talent, ce n’est pas de parler de soi-même (après tout, nous avons tous des limites et devenons vite ennuyeux), mais d’essayer de se mettre dans la peau d’entités aussi différentes de soi-même qu’elles peuvent l’être”

“Je travaillais pour le gouvernement, je m’occupais d’organisations culturelles à l’étranger, et pour des raisons qui me sont propres, j’ai décidé de quitter le système et de faire autre chose. Je suis entré dans la traduction tout à fait par hasard. Ce que la diplomatie m’avait appris, c’était l’art de la précision et le maintien du langage à l’intérieur de limites formelles. J’éprouve le plus profond respect pour la langue administrative, qui enseigne le contrôle de soi et apprivoise la mégère qui est toujours en nous. La pratique m’a aussi enseigné autre chose. Alors que de doctes savants débattent des principes qui régissent la traduction, j’ai appris le principe le plus simple et le plus impérieux qui soit : si je me mets à traduire le manuel d’utilisation d’un four à micro-ondes, il faut que dans la langue d’arrivée, cela se lise comme le manuel d’utilisation d’un four à micro-ondes. Thomas Scott, un poète dont j’ai traduit les œuvres de l’anglais au français, appelle cela mon Principe du four à micro-ondes. Ses amis bilingues lui auront sans doute indiqué que mes traductions se lisaient en français comme de vrais poèmes.”

“Ma carrière avait débuté à New York, j’y avais gardé quelques amis au cours des années, et un gars qui travaillait pour les Nations Unies m’a demandé, puisque je ne travaillais plus pour le gouvernement français, si je voulais bien l’aider à traduire tout un tas de documents dont il ne pouvait pas s’occuper tout seul. C’est comme ça que j’ai mis le pied dans le monde de la traduction, à travailler pour les Nations Unies – de Toronto où je demeurais : une situation de rêve, une expérience fantastique, le travail à distance avant la lettre, alors que maintenant, c’est une pratique très répandue. Et puis un jour, les textes sont devenus plus rares, alors j’ai commencé à me faire du souci. J’ai appelé mon homologue à New York qui m’a dit : « On restructure. » Restructurer, ça n’a jamais voulu dire jeter l’argent par les fenêtres, ça signifie invariablement qu’on va essayer d’économiser, c’est-à-dire que le nombre de contrats allait diminuer. Alors je me suis mis à chercher, j’ai décidé d’être proactif, pensant que je pourrais trouver un poste un peu plus permanent à Toronto. J’en ai effectivement trouvé un, avec une société formidable appelée Morningstar qui s’occupait de recherche sur les placements. Je pensais que je pourrais ainsi laisser passer l’orage en attendant de reprendre mes activités avec l’ONU quand la situation se clarifierait, mais allez donc comprendre : j’y suis resté plus de 16 ans.”

“J’ai principalement vécu et travaillé dans des pays et sociétés anglophones, et toutes les fois où je publiais un livre, on me demandait : « Votre livre, de quoi il parle? » Quand c’était un francophone qui me posait cette question, j’avais beau jeu de lui répondre : « Achetez-le donc, espèce de radin! Lisez-le et vous le saurez! » Mais je ne pouvais pas riposter de cette manière avec des anglophones à cause de l’obstacle de la langue. Là où j’évoluais, c’était dans le monde anglo-saxon, et j’avais naturellement plus d’amis anglophones que francophones. J’ai toujours fortement désiré que les choses que je faisais et les travaux qui étaient les miens leur soient accessibles, car je voulais au moins avoir des réactions, pouvoir en parler sans que j’aie à paraphraser ce que j’avais écrit. Au début, le pensais que le français me permettait une écriture plus fluide : j’avais plus de vocabulaire, j’étais plus audacieux dans ma façon d’exprimer les choses, il me semblait que ma langue était plus riche. Toutefois, un des problèmes de l’écriture est qu’on a trop de choix, et écrire dans une autre langue limite les possibilités, rationalise dans une certaine mesure le processus de création littéraire.”

“Un des livres que j’ai écrits, qui s’appelle « La Maison », a été finaliste du Prix Trillium. Il a été simplement le produit d’un rêve. J’ai rêvé le livre tout entier pendant une nuit de sommeil. Lorsque je me suis réveillé, je suis allé à mon ordinateur et me suis mis à écrire comme un fou. Ça, c’est complètement unique. Ça ne m’est arrivé qu’une fois. Mais le processus est toujours le même : j’ai une idée, je la développe, des personnages se dégagent et commencent à agir. Parfois, ils prennent le contrôle et je les laisse faire quand il est clair qu’ils disent la vérité. Bien sûr, dès que le livre est fini, les personnages s’évanouissent. Il n’y en a pas un qui soit revenu pour me hanter. Enfin, pas encore.”